Brice Daubié, Noé Huet, Marie Jougounoux, Inès Kejat
Ce dossier vous fera naviguer sur les eaux de Strasbourg par le biais d’articles thématiques, pour comprendre l’influence des voies fluviales sur la ville.
Entre 2017 et 2020, Strasbourg s’est donné comme défi de se porter au rang de “ville fluviale européenne”. En effet, cette ville a connu un développement important, mais elle garde malgré tout une relation essentielle et historique avec le Rhin et l’Ill. Pendant des années, et ce jusqu’au XIXe siècle, la ville de Strasbourg s’est développée autour de l’Ill, zone naturelle propice à l’édification d’une cité, en opposition aux rives du Rhin recouvertes par des zones marécageuses inhabitables. À l’heure actuelle, ce fleuve occupe une place primordiale dans le développement de la ville en participant à son économie. Les voies navigables ont donc eu un impact capital dans le développement de Strasbourg.
Nous pouvons désormais nous demander quelles influences les voies navigables ont dans le développement de l’agglomération strasbourgeoise. Ainsi, nous allons tout d’abord nous intéresser aux voies navigables principales en lien avec la ville de Strasbourg. Ensuite, nous allons étudier l’histoire de ces voies. Enfin, nous allons traiter du développement de ces voies, et de leur utilisation actuelle.
Le réseau fluvial navigable de la région de Strasbourg
La région de Strasbourg est parcourue par un dense réseau hydrographique dont une partie importante est navigable. En outre, plusieurs aménagements anthropiques ont aussi été construits. Nous explorerons trois principales catégories de ce réseau : d’abord le Rhin, ensuite les rivières Ill et Bruche et enfin les canaux.
Le Rhin est un fleuve majeur d’Europe long de plus de 1 200 km et qui draine un bassin versant de presque 200 000 km². Il est en grande partie navigable le long de son cours, et permet de relier la mer du Nord à la Suisse. Dans la région de Strasbourg, le Rhin constitue une frontière naturelle entre la France et l’Allemagne. Son cours se situe à l’est de la ville de Strasbourg et à l’ouest de la ville de Kehl en Allemagne, dans un axe sud-ouest nord-est. Il est relativement linéaire avec cependant quelques sinuosités. Ce fleuve permet l’activité d’une importante zone industrialo-portuaire localisée entre les deux villes de Strasbourg et Kehl, par l’intermédiaire de darses construites en périphérie du fleuve. Ces espaces accueillent des marchandises, mais également des espaces productifs, comme des usines et des entrepôts.
Les deux principales rivières coulant à Strasbourg sont la Bruche et l’Ill. La Bruche est un cours d’eau d’une longueur de 76 km qui coule depuis les Vosges au sud-ouest de la ville jusqu’à se jeter dans l’Ill au niveau de la ville de Strasbourg. Cette rivière n’est pas directement navigable, mais elle possède une forte importance pour son rôle d’alimentation du canal de la Bruche. L’Ill est un autre cours d’eau passant par la ville de Strasbourg. Prenant sa source dans le Jura sundgauvien plus au sud, il parcourt sur 216 km la plaine d’Alsace avant d’alimenter le Rhin au nord-est de Strasbourg. Au niveau de la ville, l’Ill se divise en deux bras et forme une île naturelle, renforcée par la transformation plus tardive du bras nord en canal, appelé canal du Faux-Rempart. Ce cours d’eau est navigable de Strasbourg à son embouchure dans le Rhin.
La région de Strasbourg est parcourue par de nombreux canaux. Outre le canal du Faux-Remparts et les darses que nous avons déjà évoqués, plusieurs canaux de longueur plus conséquente partent de la région de Strasbourg vers d’autres régions de France. D’abord, le canal de la Marne au Rhin. Comme son nom l’indique, il relie ces deux cours d’eau sur une longueur de 314 km. Au niveau de Strasbourg, le canal est accessible depuis le Rhin par le nord du port autonome de Strasbourg. Son parcours, d’abord orienté au nord, s’incline ensuite vers l’ouest. Un autre canal est celui du Rhône au Rhin, qui fait un lien navigable entre les deux cours d’eau en 375 km. Au niveau de la région de Strasbourg, il se situe à l’ouest du Rhin et débouche finalement dans l’Ill et le port de Strasbourg. Le grand canal d’Alsace est un canal construit en parallèle du Rhin côté français sur 50 km. Il est ponctué par des écluses ainsi que des centrales hydroélectriques. Enfin, le canal de la Bruche suit aussi relativement parallèlement le cours d’eau éponyme et permet une navigabilité en direction de l’ouest de la ville de Strasbourg, sur presque 20 km.
Les voies navigables dans le développement de Strasbourg : de l’Antiquité à la période contemporaine
L’histoire et le développement de la ville de Strasbourg sont intimement liés à l’hydrographie du Rhin et de ses affluents. En effet, les cours d’eau alsaciens ont joué un rôle important dans l’urbanisme de la ville autant que dans l’essor du transport de marchandises, le commerce et l’industrie.
Dès l’Antiquité, l’armée romaine fonde un campement romain à l’emplacement de la bourgade celte d’Argentorate. Progressivement, le bourg évolue et s’agrandit pour former une ville gallo-romaine fortifiée. L’eau y était un élément essentiel de la défense de la ville, le cours de l’Ill formant une île où étaient situées les fortifications, permettant une double protection et le Rhin marquant la frontière orientale de l’Empire romain séparant la province de Germanie supérieure de la Germanie, protégeant la ville des attaques et des déplacements de populations notamment des Alamans, menaçant régulièrement la région. Cette période se termina en 451 par la destruction de la ville par Attila.
La ville fut reconstruite sous Clovis et devint le siège d’un évêché. Elle se développe autour du centre historique actuel sous l’impulsion des évêques s’y succédant et est marquée par la construction d’une cathédrale romane. Sous l’ère mérovingienne, la ville est de petite taille et son économie est principalement tournée vers l’agriculture. Cette période de paix permet les débuts du commerce à Strasbourg, qui exporte par le Rhin des produits notamment du vin, du blé ou du bois vers l’Allemagne, les Pays-Bas actuels, l’Angleterre et la Scandinavie.
À partir de 962, la ville est progressivement intégrée au Saint-Empire romain germanique, et s’agrandit encore avec la construction d’une nouvelle enceinte vers 1100. Entre le XIIe siècle et le XIIIe siècle, la ville se développa considérablement grâce à sa prospérité et à l’annexion des quartiers maraîchers des faubourgs au sein de la cité à partir de 1230, passant de 3000 à 10000 habitants, devenant l’une des villes les plus importantes du Saint-Empire. En étant élevée en 1201 au rang de ville libre du Saint-Empire (Freie Reichsstadt), c’est-à-dire placée sous l’autorité d’un prince-évêque, indépendante des seigneurs locaux, la ville a vu l’émergence d’une société de bourgeois regroupés en corporations, principalement installés autour de l’axe fluvial de l’Ill, axe stratégique qui fut fortifié par un système de ponts couverts. Les bourgeois mirent en place des liens de commerce vers l’intérieur du Saint-Empire et la Suisse en passant par le Rhin et ses affluents et vers l’intérieur de l’Alsace en passant par l’Ill, permettant la tenue de foires internationales à Strasbourg, à Freiburg-im-Breisgau ou à Basel et d’échanges commerciaux avec les villes alsaciennes du Ried comme Colmar, Mulhouse, Sélestat ou Saverne, et avec des villes de la rive droite du Rhin du pays de Bade ou du Württemberg comme Lörrach ou Weil-am-Rhein.
La Bruche joua également un rôle important dans la prospérité de la ville. Elle fut principalement utilisée pour le transport de matériaux venant du massif vosgien et notamment du grès rose des Vosges, destiné à la construction de la cathédrale, et du bois, pour chauffer la ville. Elle fut également une voie de passage, facilitant la traversée de la montagne vosgienne et prolongée sur le versant lorrain par la voie des Saulniers, conduisant vers la plaine vosgienne et l’Europe de l’Ouest et en particulier le Royaume de France et les foires de Champagne.
À partir du XIVe siècle, la cité devint une ville impériale, affranchie du pouvoir épiscopal. Cette situation permit à Strasbourg, haut lieu de passage pour le transport de marchandises, et à ses corporations de marchands notamment à celle des bateliers, contrôlant le transit des marchandises et prélevant les taxes, de s’accroître au XVe siècle. Cette période fut l’apogée de la ville, qui se prolongea au XVIe siècle avec le développement du courant humaniste, notamment le long du Rhin à Strasbourg et Bâle, grâce à l’invention de l’imprimerie (inventée vers 1455 par Gutenberg à Strasbourg), équipant les villes européennes de presses et facilitant l’essor de ce courant avec l’imprimé. Intimement liée au courant humaniste, la religion luthérienne se fixa à Strasbourg, qui devint un centre protestant important dans le Saint-Empire. Cette position fut une source de tensions importantes entre protestants et catholiques, qui aboutirent à la guerre de Trente Ans, se soldant par une victoire de la France et de ses alliés sur les puissances catholiques, dont les Habsbourg. Suite aux traités de Westphalie de 1648, l’Alsace devint française et Strasbourg fut annexée en 1681 après un court siège mené par les armées royales de Louis XIV.
L’installation française redéfinit l’utilisation de l’eau alsacienne. Le Rhin reprit sa fonction de frontière avec le Saint-Empire, même si elle était très perméable en laissant continuer le commerce avec le Pays de Bade ou le Württemberg et l’émigration de populations venant principalement de la Schwarzwald. Le commerce continua également sur l’Ill avec les différentes villes alsaciennes.
Bien que les deux premiers cours ont gardé leur utilisation habituelle, celle de la Bruche fut modifiée. Dans la volonté de construire une citadelle et de renforcer les défenses de Strasbourg, Vauban utilisa les nombreuses matières premières situées dans le massif vosgien dont le grès des Vosges, extrait des carrières de Soultz-les-Bains et acheminé en bateau jusqu’à Strasbourg. Vauban construisit également le canal de la Bruche en parallèle du cours du même nom de 1681 à 1682, destiné à transporter uniquement les roches sans gêner le transport sur la rivière.
Les rivières vosgiennes furent également utilisées pour le transport de bois appelé boloyage ou Flözerei, c’est-à-dire flottage à bûches perdues en français. Les bois étaient abattus, puis transportés par schlittage jusqu’aux rivières où on les jetait dans le cours d’eau sans les lier. Ces bois étaient destinés à approvisionner Strasbourg en bois de chauffage et de construction pour les maisons. Le flottage représentait une source importante d’import de bois pour Strasbourg et eut lieu principalement dans le val de Villé en utilisant les affluents de la Bruche comme la Mossig, la Megel (transportant 16 000 stères de bois par an au XVIIIème siècle) ou l’Ehn (8 000 stères de bois par an au XVIIIe). Il eut aussi lieu dans les forêts du Haut-Rhin en utilisant les rivières descendant des Vosges comme la Fecht (2 000 stères par an au XIXe siècle), la Lauch (6 000 stères par an), la Doller, la Weiss ou la Thur, puis remontait vers Strasbourg en suivant le cours de l’Ill. Cette pratique cessa progressivement au XIXe avec la construction de réseaux ferrés, desservant les vallées vosgiennes.
Durant la Révolution industrielle, les montagnes sont très industrialisées, avec l’implantation de scieries et de filatures textiles qui eurent recours aux fleuves, notamment celui de la Bruche, pour exporter leurs productions. Elles se tournèrent cependant progressivement vers le réseau ferroviaire avec la construction de la ligne de chemin de fer reliant Strasbourg à Saint-Dié. La Bruche perdit peu à peu son utilité, en ne servant plus qu’à alimenter les usines en énergie hydraulique pour leur fonctionnement, renforcé par le déclin des industries au XXe siècle. Ce phénomène se produit également pour l’Ill, qui fut concurrencée par la mise en place de lignes de chemin de fer parcourant la plaine alsacienne. Elle fut utilisée uniquement pour la production d’énergie hydraulique, puis déclina pour ne garder qu’une fonction touristique à Strasbourg et à Mulhouse. Contrairement aux deux rivières précédentes, l’usage du Rhin s’est développé grâce à sa position stratégique, permettant la mise en place de voies de transports importantes.
Strasbourg, une Eurométropole qui se développe grâce ses voies fluviales
Après avoir parcouru l’historique de ces voies, nous allons nous intéresser à leur utilisation actuelle.
Ces voies omniprésentes articulent la gestion de Strasbourg et sont prises en compte dans les plans d’urbanisme. Bien que la ville se soit longtemps développée autour de l’Ill, selon un axe Nord/Sud, en retrait du fleuve frontalier, elle se construit maintenant sur le Rhin. Un axe maintenant vital pour répondre aux enjeux de l’Eurométropole.
Tout d’abord, le Rhin, fleuve bordant Strasbourg, est une source d’énergie puissante. Ce flux seul permet de satisfaire les deux tiers de la consommation des Alsaciens, avec environ 8 milliards de kilowatts-heures selon EDF. Cette énergie est générée par douze centrales hydroélectriques et une centrale nucléaire jalonnant le cours du Rhin sur près de 185 km, et créant une véritable source de richesse énergétique pour Strasbourg et ses environs. Ces aménagements hydroélectriques puissants permettent aussi de créer une stabilité du niveau de l’eau toute l’année grâce à leur drainage, qui permit de développer le commerce fluvial, l’un des secteurs économiques importants de Strasbourg.
Le Rhin est un axe de navigation majeur en Europe, il est le fleuve le plus emprunté par la navigation fluviale européenne, en permettant le transport de 320 millions de tonnes de marchandises par an, dont 7,6 tonnes passant par le port de Strasbourg. L’emplacement de Strasbourg sur le Rhin favorise les échanges fluviaux grâce à ses infrastructures comprenant de nombreux entrepôts et usines, le Port Autonome de Strasbourg étant le deuxième port rhénan et le deuxième port fluvial de France, et à sa situation, étant à proximité d’importantes plateformes multimodales comme celles de Vendenheim ou de Lauterbourg et d’un noeud autoroutier desservant la France par l’A4, la Suisse par l’A35 et l’Allemagne par l’A5. Grâce à cet axe majeur Strasbourg, établit une économie forte et stable à échelle européenne.
Mis à part leur attrait commercial, les voies fluviales permettent également la mise en place d’une activité touristique. Ce tourisme prend d’abord place sur le Rhin avec des activités aquatiques locales comme du canoë ou de la pêche.
Le port de Strasbourg accueille également le départ de croisières touristiques à thèmes, attirant un tourisme européen, en direction de la vallée du Haut-Rhin moyen ou Rhin romantique entre Coblence et Mayence en Allemagne ou en direction des chutes du Rhin près de Schaffhouse en Suisse.
Le tourisme fluvial est également développé sur l’Ill, sous la forme de visites guidées sur des bateaux-mouches, permettant de découvrir le centre historique et les quartiers de la Krutenau et de la Petite-France.
Image de couverture : Passerelle Mimram sur le Rhin à Strasbourg, mbell1975 — https://www.flickr.com/photos/mbell1975/2445670475/, CC BY-SA 2.0