Les lieux et leurs usages : analyse d’une carte subjective de Ouistreham
Ceci est une carte subjective (ou carte sensible) réalisée à partir de réponses d’habitants de Ouistreham ; nous leur avons demandé de nous indiquer sur une carte les lieux qu’ils fréquentaient, selon trois catégories : les lieux de rencontres sociales, les lieux quotidiens (où ils font leurs achats, où ils travaillent, se baladent, etc.) et les lieux spirituels (qu’ils les fréquentent à travers une religion, qu’ils y méditent ou qu’ils y aient des souvenirs importants). Chaque cercle représente une réponse. Les réponses plus exceptionnelles ont été entourées d’un trait plus fin.
En l’observant, nous pouvons comprendre plusieurs choses concernant l’utilisation et la perception de l’espace de Ouistreham par ses habitants :
- D’abord, certains lieux ressortent nettement plus que d’autres : l’espace du bourg de la Grange aux Dîmes, la place du marché et ses alentours, l’avenue de la Mer et la plage. Parmi ces quatre lieux prédominants dans l’espace utilisé par les habitants, trois sont des lieux rassemblant lieux d’activités et magasins ; c’est pourquoi ils apparaissent si souvent en rouge ou vert sur la carte.
- Les lieux les plus importants spirituellement/émotionnellement pour les habitants sont principalement des lieux de nature (plage, mer, Bois du Caprice, Jetée Paul-Emile Victor près du phare, puis l’Eglise (pour 3 personnes). Deux jeunes garçons ont aussi mentionné le stade A. Kieffer et une maison où ils ont l’habitude de faire des soirées. Si ce n’est donc ce stade, cette maison et l’Eglise, les lieux spirituels sont presque tous hors de l’urbain, ou à sa lisière.
- Il est intéressant aussi de noter que toutes les réponses n’étaient pas égales en termes de quantités de lieux et de diversité de leurs utilisations. Beaucoup de personnes n’avaient pas de « lieux spirituels », notamment ceux qui étaient arrivés dans la ville récemment. Plusieurs personnes n’avaient pas non plus de lieu où ils faisaient de rencontres (deux personnes âgées et une personne d’âge moyen).
Cette carte nous montre que l’espace de Ouistreham n’est pas vécu de la même façon, et à la même échelle, par tous ses habitants. Seulement deux personnes nous ont indiqué l’entièreté de la ville comme lieu quotidien ; pour les autres, l’espace utilisé par les habitants se réduisaient, parfois drastiquement (Un habitant interrogé ne nous a donné que l’avenue de la Mer comme lieu de vie (quotidien en l’occurrence) !). Il est possible, alors, d’imaginer que ces habitants ne forment des liens psychologiques qu’avec quelques parties de la ville.
Certains habitants ne les forment qu’à travers les habitudes de déplacement, l’usage pratique des rues, des commerces et des places : ce que Frémont appelle l’« espace de vie ». Cet espace de vie existe bien sûr pour tous les habitants interrogés ; ce qui est plus étonnent peut-être est que certains habitants ne nous ont pas indiqué d’ « espace social » (qui selon la définition de Frémont correspond à l’espace de vie où se jouent les interrelations sociales) ; la ville semble être pour eux uniquement un lieu physique, géographique, et non un regroupement de personnes avec qui ils ont des liens. D’ailleurs, à la question « Trouvez-vous les relations entre les habitants de Ouistreham satisfaisantes ? » près d’un tier (32%) ont répondu négativement. Plusieurs habitants ont témoigné d’une difficulté d’intégration dans la vie sociale de la ville ; ce sont souvent des nouveaux habitants, d’ailleurs désignés à Ouistreham par le nom de « rakachi » (orthographe précise inconnue), un terme péjoratif qui peut participer à une ostracisation des nouveaux habitants.
D’autres encore ne semblent pas avoir formé de liens spirituels ou émotionnels avec la ville. A la question « La ville vous est-elle chère, importante, personnellement ? » 30% ont répondu que non. Cela est souvent lié, d’après les précisions qu’ils nous ont donné leur de nos interrogations, au nombre d’années qu’ils ont passé à Ouistreham, et notamment si leur enfance y a eu lieu ou non. On peut donc supposer que l’attachement à la ville est en partie lié au nombre et à l’importance des souvenirs qui y sont fabriqués.
La place des valeurs dans l’expérience d’une ville
L’espace vécu peut être défini comme une image que les habitants se font de leur ville. Or, comme nous l’avons établi, tous les habitants ne voient pas l’espace de Ouistreham de la même façon. Leur perception de l’espace dans lequel ils évoluent va dépendre en grande partie de leurs valeurs, qui ont par conséquent d’importantes conséquences dans cette distinction. Par exemple, les individus fortement concernés par l’écologie ne voient pas les espaces verts de Ouistreham comme le font les autres.On a également pu interviewer certains habitants qui étaient satisfait par la politique environnementale du maire.
Ainsi, pour certains, la ville possède suffisamment d’espaces verts, perception à laquelle s’ajoute une sensation d’effort de la part de la mairie. De plus, afin d’améliorer le confort des habitants, des évolutions ont eu lieu au sujet de la propreté avec la mise en place d’un tri sélectif, dans le but d’améliorer non seulement la propreté de la ville mais également le recyclage des différents déchets, qui étaient moins pris en compte avant l’élection du nouveau maire. Nous avons à l’inverse rencontré une dame qui était sur la liste d’opposition lors des élections municipales et cherchait maintenant à “fuir” Ouistreham à cause de sa politique et de son traitement des espaces naturels, notamment en ce qui concerne l’assèchement des marais dans le but d’aménager la zone. Plusieurs habitants nous ont également parlé de “Sentiment de révolte”.
Les habitants qui ont des valeurs axées sur l’humanité et de partage, voire d’acceptation dans certains cas ne voient pas la problématique migratoire de la même façon que d’autres qui ne s’intéressent pas à la question ou se prononcent anti-migrants. La ville, dans son ensemble, n’est alors pas perçue, comprise, vécue en somme, de la même façon : elle peut être un territoire d’inquiétude, de soucis, pour ceux qui ont exprimé une peur vis-à-vis de la situation migratoire ; elle peut être un lieu de repos et de quiétude pour ceux, majoritaires, qui ne s’inquiètent pas de cette situation ; et sans doute que si nous avions eu l’occasion d’interroger des migrants, Ouistreham serait apparu comme un lieu ou bien d’espoir ou bien de désenchantement.
Il est possible que les différences de valeurs, d’ailleurs, s’inscrivent dans l’espace géographique, à travers une différence qui semble être établie dans la perception de certains habitants, entre Riva Bella et le bourg. Interrogés sur leur satisfaction de la vie sociale à Ouistreham, trois passantes près de l’Eglise St Samson nous ont dit que cela dépendait qu’elle ville il s’agissait : Riva Bella ou le bourg ? ajoutant qu’ils n’avaient pas les mêmes valeurs. Il s’agissait là, d’après notre conversation, d’une réflexion sur les classes sociales, classes qui se placent différemment dans l’espace géographique, et en l’occurrence dans la perception mentale de cet espace.
Vivre l’espace en tant que géographe
En sommes, si cette expérience sur le terrain a appris quelque chose à notre petit groupe, c’est bien qu’une ville est vécue par ses habitants de façons très différentes – mais avec quelques tendances perceptibles. Pour ceux qui souhaiteraient s’orienter vers l’urbanisme, une telle expérience est enrichissante pour comprendre le fonctionnement des problématiques d’une ville, comment celles-ci changent en fonction des quartiers qu’on l’on habite, du temps qu’on y a passé, des valeurs et des préférences personnelles. Une ville comme Ouistreham semble idéale pour celles et ceux qui recherchent la sécurité et l’accès à de nombreuses activités et équipements. Elle n’est pas vécue aussi positivement pour celles et ceux qui désirent une ville qui conforme aux valeurs de partage, d’écologie ou de démocratie.
De notre côté, nous pourrions dire que l’espace de Ouistreham a été pour nous un terrain de recherches, et un lieu où, le travail terminé, nous pouvions nous comporter en touristes. Notre perception de l’espace a été différent de celui d’un habitant ; l’avenue de la mer fut pour nous source d’intérêt touristique mais surtout de frustration, une fois mis notre chapeau d’apprenti géographe, car la plupart des passants refusaient de nous répondre ou n’étaient pas des habitants. La place de la Grange aux Dîmes fut source de joie quand tant d’habitants s’arrêtaient pour nous répondre, et que notre questionnaire retravaillé et nos cartes subjectives avançaient plus vite que jamais. Elle fut aussi un lieu de recueillement pour ceux qui allèrent prier dans cette église qu’ils ne connaissaient pas encore. La plage fut un lieu d’intérêt pour ceux qui travaillaient sur l’environnement (ou les autres groupes qui avaient pour sujet le littoral), et un lieu de plaisir et de froid pour les quelques fous qui allèrent se baigner. Le Bois du Caprice, enfin, fut un lieu de bonheur pour des touristes enfermés en région parisienne depuis un an et demie, et d’intense douleur pour les chercheurs qui la parcourent à pied après avoir marché déjà toute la journée ! Bref, pour nous aussi, Ouistreham fut un espace de nombreuses et diverses expériences.
Article par : Suzanne Lechevallier–Le Guen, David Gonzalez-Oria, Doudou Nzabarinda et Mélaine Petitfaux.